IMPERSONNALITÉ EN ART

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IMPERSONNALITÉ EN ART

IMPERSONNALITÉ EN ART

L’idée d’impersonnalité renvoie d’abord à celle d’anonymat: il arrive qu’on ne sache quel nom mettre sous une toile; on s’efforce alors de rattacher l’œuvre à un atelier, à une école, à une époque. C’est affaire d’attribution: les experts veillent, ne serait-ce que pour dépister les faussaires.

Mais en dehors de ce cas, que l’on peut considérer comme le plus simple, l’impersonnalité peut ne pas relever d’une lacune ou d’un oubli et répondre à une volonté ou à un vœu parfaitement positifs. C’est ainsi que les arts des peuples sans écriture, c’est-à-dire apparemment sans histoire, posent à l’ethnologue des problèmes d’appartenance délicats. Pourquoi? Parce qu’un auteur, pour signer, doit n’être pas analphabète. Or le processus créateur est d’autant plus difficile à cerner et à situer qu’il échappe au modèle de la production écrite: le N.N. fecit qui authentifie un tableau demeure alors mystérieux, sans que pour autant l’auteur ait tenu expressément à se cacher; simplement, il ne s’est pas mis en vedette ou n’a pas cru devoir se manifester. C’est ce qui arrive en général dans les arts dits de l’«oralité»: si l’«œuvre» ne nous est délivrée que «grâce à une chaîne d’intermédiaires dont au mieux les derniers seuls nous sont connus», cela ne prouve pas qu’elle soit sans auteur, mais que la connaissance de la personnalité de l’auteur n’importe pas tellement au spectateur — lequel se fera volontiers lui-même acteur et participant à l’exécution de l’œuvre. Paul Zumthor le rappelait récemment: si «l’auditoire, en général, n’a cure de l’auteur de ce qu’il entend», cette «indifférence n’implique pas qu’il nie son existence, fût-elle mythique» (Introduction à la poésie orale , 1983). Par conséquent, l’anonymat n’est jamais absolu, et on ne saurait le tenir pour plus primitif que la propriété littéraire ou artistique, laquelle à son tour serait dite avancée. En réalité, le droit d’auteur consacre la commercialisation, grâce à un contrat écrit, d’une œuvre que les peuples sans écriture ne se privent nullement pour leur part de conserver, de léguer ou d’échanger. Il est bien vrai que la création peut être collective; mais la diffusion de l’œuvre l’est obligatoirement, et la pluralité des compétences en jeu dans chaque performance compense en quelque sorte le relatif anonymat du départ.

L’époque moderne a fait un pas de plus: elle a cherché à renverser l’autorité, l’auctoritas de l’auteur, en poussant l’idée de la pluralité de la personne jusqu’à son terme. Non seulement l’artiste n’est jamais seul quand il crée, non seulement le sens de son œuvre n’apparaît que dans la construction qu’en propose le spectateur, mais la polysémie d’un tableau témoigne de la dissémination de la personnalité de son auteur, toujours dépassé à l’avance par la prolifération des interprétations à venir: selon les exemples développés par N. Hadjinicolaou (Histoire de l’art et lutte des classes , 1978), David et Rembrandt ont composé, soit successivement, soit simultanément, des toiles d’inspiration tellement distincte que la pleine compréhension de chacune d’elles est exclusive de celle de toutes les autres; le nom de David ou le nom de Rembrandt sont trompeurs, ils substituent l’un au divers, l’homogène au discordant, le monologue à la polyphonie. L’auteur n’existe plus qu’en termes de réseau: son nom ne mérite d’être retenu qu’à la proportion du balisage sociologique qu’il autorise.

Sans aller jusqu’à appliquer aux arts les analyses dissolvantes qu’un Barthes ou un Foucault (pour ne rien dire des disciples d’Althusser ou de Lacan, ni de Derrida) menaient, dans les années 1960, sur la littérature, il n’est guère possible d’aborder aujourd’hui un mouvement comme le Pop Art, par exemple, sans tenir compte du reflux subi par la personnalité du sujet créateur dans le courant général des appréciations critiques à l’époque de la modernité. Il en va du peintre un peu comme de l’écrivain: à l’origine «substitut du locuteur divin», ce dernier tend progressivement à perdre de son prestige dans notre société (Zumthor); de même, on peut dire du peintre Jasper Johns qu’à représenter tout uniment un drapeau américain tel quel, sans ornement ou anecdote, il choisit pour lui-même la dé-personnalisation, précisément en ce qu’il montre moins l’objet «pur» que le sujet «vide» auquel renvoie, sans faille d’aucune sorte, cet objet. L’impersonnalité de l’artiste se trouve bel et bien — et sans doute pour la première fois avec cette intensité — revendiquée pour elle-même, à la faveur de l’irruption de l’émiettement propre à la culture de masse; ou, si l’on préfère, ce qui est là, sur la toile, «en personne», c’est le stéréotype. Si bien qu’à propos d’un Hot dog de Roy Lichtenstein ou du 7-Up de Claes Oldenburg, objets qui détiennent finalement «plus de réalité que l’homme», il devient possible d’affirmer que l’homme — l’artiste y compris — «tend à n’être plus qu’une forme abstraite à leur service» (J.-P. Keller, Pop Art et évidence du quotidien , 1979). Une forme abstraite: Everyman — ou bien le On de Heidegger...

Faut-il se désoler pour autant d’une telle «inauthenticité»? Faut-il déplorer que les personnages en plâtre de Segal composent, comme l’a dit un critique, le «musée Grévin de l’anonymat»? L’impersonnalité ne peut-elle être comme «l’envers d’une extrême richesse»? Il suffit, pour retourner la sévérité du diagnostic, de s’aviser, avec par exemple un John Cage (Pour les oiseaux, entretiens avec D. Charles , 1976), du caractère prodigieusement présent des alignements d’images que propose Andy Warhol. Rien de plus fastidieux, certes, qu’une itération sans cesse renouvelée de la même figure, Marilyn ou la boîte Campbell, si on la considère sous l’angle de l’accumulation, c’est-à-dire de l’économie d’une mémoire dévorante. Mais tout change si le regard en vient lui-même à se modifier, si la répétition est vue sur fond d’oubli: alors, en effet, l’anonymat n’a plus le même signe, il ouvre sur une «nouvelle universalité» (Edgar Morin, L’Esprit du temps , 1962), laquelle n’est plus à juger à l’aune de la modernité, mais relève de l’ère post-moderne.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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